La pandémie du Covid-19 a fortement perturbé la valorisation des entreprises en rendant les gains futurs beaucoup plus incertains. Quelles sont les difficultés soulevées par cette situation et comment, dans ce contexte, tenir compte de la crise sanitaire dans les travaux de valorisation sans entraîner une sous-évaluation de l’entreprise. Ahmed Rouis, expert-comptable, commissaire aux comptes ORCOM, nous livre son analyse.
[ORCOM] Comment approcher la valeur des entreprises dans un contexte de crise économique ? Quels sont les pièges et comment les éviter ?
[Ahmed Rouis] En période de crise économique, l’exercice d’évaluation est rendu complexe par :
- la volatilité des agrégats financiers et des multiples de valorisation observés lors de la mise en œuvre de la méthode analogique
- l’estimation des flux futurs de trésorerie et du taux d’actualisation sans réelle visibilité sur les perspectives d’activité pour les 5 prochaines années.
Les deux principaux pièges à éviter sont l’absence de prise en compte des effets de la crise ou au contraire l’exagération des effets de la crise.
[ORCOM] Quels sont les points saillants de la démarche d’évaluation dans ce contexte ?
[Ahmed Rouis] : il faut savoir rester prudent et objectif :
- adopter une démarche multicritères afin de gérer l’incertitude inhérente à tout exercice d’évaluation
- prendre du recul sur les multiples obtenus de l’approche analogique car la perte de visibilité entraine une volatilité accrue des cours de bourse. Les cours de bourse et les transactions sont impactés par des décotes justifiées par des risques conjoncturels
- éviter la méthode des transactions récentes. Les approches par les transactions récentes doivent être considérées avec une extrême prudence voire écartées
- étendre la durée de l’horizon explicite pour intégrer la période de reprise économique dans la valeur issue de la méthode DCF
- modéliser plusieurs scénarios (optimiste, médian, pessimiste) pour le calcul des « free cash-flow » de la méthode DCF
- s’inspirer des impacts observés sur les prévisions des sociétés cotées du même secteur d’activité sans faire de « copier/coller » Aucune société ne ressemble parfaitement à une autre. Cependant, face à la difficulté de construire son business plan en période de crise, il est possible de procéder à un « benchmarking » réfléchi
Adopter une démarche multicritères
Afin de gérer l’incertitude inhérente à tout exercice d’évaluation, il est recommandé de mettre en œuvre une démarche « multicritères » conforme aux recommandations de l’Autorité des marchés financiers sur l’expertise financière indépendante. Cette approche consistera à :
- mettre en œuvre l’ensemble des méthodes d’évaluation généralement admises
- définir la ou les méthodes qui sont les mieux adaptées à la société d’exploitation du multiplexe.
Cette approche multicritères est d’autant plus importante en période de crise. Aucune méthode ne peut prétendre, à elle seule, donner le « bon résultat ». La confrontation des différentes méthodes permettra de faire ressortir les incohérences de leurs résultats.
Les deux approches d’évaluation les plus courantes sont :
- l’approche analogique (méthode des comparables boursiers et des transactions récentes)
- l’approche intrinsèque avec la méthode DCF (Discounted Cash-Flow).
Prendre du recul sur les multiples obtenus de l’approche analogique
La perte de visibilité entraine une volatilité accrue des cours de bourse. Les cours de bourse et les transactions sont impactés par des décotes justifiées par des risques conjoncturels.
Un multiple de valorisation s’obtient par la division de la valeur d’entreprise (VE) par l’agrégat choisi (chiffre d’affaires, ebitda ou ebit par exemple). Il est important de ne pas confondre la valeur d’entreprise avec la valeur des capitaux propres. La VE est égale à l’actif immobilisé augmenté du BFR. Il est également possible de l’obtenir par la somme des fonds propres et de l’endettement net.
En période de crise, le cours de bourse (qui traduit la valeur réelle des fonds propres) subit dans un premier temps une chute alors que le dernier agrégat retenu au dénominateur reste, quant à lui, stable. Ce phénomène entraine une baisse mécanique du multiple de valorisation et donc une sous-évaluation de l’entreprise.
Dans un second temps, c’est le phénomène inverse qui peut être observé. La société cotée (sur laquelle l’évaluateur se base pour calculer ses multiples) revoit à la baisse ses performances en ajustant ses agrégats financiers alors que son cours de bourse augmente pour arriver à un niveau normal. La hausse du cours de bourse résulte du fait que les actionnaires disposent d’une vision à long terme avec une crise bornée dans le temps. Ils anticipent des gains futurs alors que les agrégats à court terme sont encore dégradés (baisse du chiffre d’affaires et de l’ebitda par exemple). Cette révision des agrégats financiers à la baisse entraîne donc une hausse brutale du multiple ce qui aboutit à une surévaluation de la société évaluée.
L’évaluateur doit rester vigilant en ayant en tête ces deux mécanismes et prendre du recul sur les multiples obtenus. Une solution possible serait d’appliquer des multiples de sortie de crise ajustés (multiples de fin de prévisions ou multiples de fin d’horizon) avec un cours de bourse revenu à un niveau « normal ». Il faut également calculer ses multiples de valorisation en regroupant des familles de comparables sectoriels en sous-groupes homogènes et en remontant suffisamment dans le passé pour voir l’historique d’évolution des multiples.
Eviter la méthode des transactions récentes
Les approches par les transactions récentes doivent être considérées avec une extrême prudence voire écartées. Les questions à se poser sont :
- la cession tient-elle compte des effets de la crise
- la cession est-elle accompagnée de clauses d’ajustement de prix
- la cession a-t-elle été réalisée sous la contrainte de temps inhérente à la crise
Etendre la durée de l’horizon explicite pour intégrer la période de reprise économique dans la valeur issue de la méthode DCF
L’évaluateur retient fréquemment la méthode DCF (Discounted Cash Flow) comme méthode principale de démarche multicritères. Cette méthode nécessite l’établissement d’un prévisionnel habituellement réalisé sur 5 ans. Les périodes de crise couvrant plusieurs années, les flux de trésorerie prévisionnels actualisés de l’horizon explicite dégradent significativement la valeur de l’entreprise car ils ne tiennent pas compte de l’intégralité de la période de reprise économique.
Il faut donc envisager un horizon temporel suffisamment long pour intégrer les flux inhérents à la « reprise économique » à l’horizon explicite. Le prévisionnel doit donc intégrer la durée de la crise, la durée de rattrapage post-crise, puis le retour à la performance antérieure à la crise.
Modéliser plusieurs scénarios (optimiste, médian, pessimiste) pour le calcul des « free cash-flow » de la méthode DCF
Aussi, compte tenu de la difficulté de justifier les paramètres de flux (notamment en termes de chiffre d’affaires et de marge) il est vivement conseillé de modéliser plusieurs scénarios (optimiste, médian, pessimiste). Il est possible d’appliquer des probabilités aux différents scénarios et de faire varier ces hypothèses pour obtenir un test de sensibilité de la valeur aux variations des différents paramètres (taux de croissance, taux de mage etc.).
Compte tenu de la forte volatilité du marché, retenir des paramètres « spot » n’est pas adapté dans un contexte de crise.
S’inspirer des impacts observés sur les prévisions des sociétés cotées du même secteur d’activité sans faire de « copier/coller »
Aucune société ne ressemble parfaitement à aucune autre. Cependant, face à la difficulté de construire son business plan en période de crise, il est possible de procéder à un « benchmarking » réfléchi. Le prévisionnel peut être modélisé en tenant compte des de certains facteurs communs à son secteur d’activité. Ces facteurs peuvent être le nombre d’années de crise retenu, le taux de croissance d’activité après crise, le taux de récupération éventuel du manque à gagner, l’ampleur de la baisse de chiffre d’affaires, le niveau de la dégradation du taux de marge.
Ces impacts observés chez les concurrents doivent être adaptés aux particularités de l’entreprise évaluée. L’évaluateur ne doit cependant pas tomber dans le piège du copier/coller des prévisions de la concurrence sans réflexion préalable.